Paris-Shanghaï à vélo
MESSAGE N° 7, le : 23/05/2005
Aujourd'hui, pas de récit chronologique de mes aventures pédalesques[i]. Pour ceux qui aiment les chiffres, mon compteur affiche 4350 Kms depuis Paris (le 5 mars), et je viens de parcourir environ 800 bornes en une dizaine de jours le long de la côte de la Mer Noire pour arriver à Sinop où je me trouve actuellement. Enfin, le tour de mes cuisses et de mes mollets n'excède pas de manière vraiment significative ses dimensions d'avant le départ, mais je ne désespère pas...
Non, aujourd'hui je ne parlerai pas de moi mais de la Turquie.
La Turquie c'est fatal ! C'est avant tout les turcs ! Je vous en touchai déjà quelques mots lors de mon précédent message mais là, je vous le confirme : ils sont extraordinaires ! De tous mes voyages (et ça commence à faire quelques-uns, même s'il n'a s’agit jusque-là que de l'Europe et l'Amérique du Sud), je n'ai jamais vu une population aussi majoritairement accueillante, souriante, aimable, serviable et j'en passe. Même si tout n'est pas parfait en ce qui concerne les habitants de ce pays, je peux vous assurer qu'au niveau hospitalité ils sont au top... Un peu comme Liverpool…
Rien de mieux que quelques exemples pour vous le confirmer... D'abord, j'ai des douleurs aux épaules à force de répondre aux saluts des gens depuis leurs maisons, jardins, véhicules ou autres. Si c'est pas une preuve ça... Ensuite, ça fait trois semaines que je suis en Turquie et je n'ai pas encore sorti la tente une seule fois. Et donc, à part l'auberge à Istanbul et celle ou je suis actuellement à Sinop, je me suis toujours fait héberger par des gens qui me le proposaient le plus naturellement du monde. Que ce soit au détour d'une discussion quand je m'arrête en fin de journée dans une épicerie pour acheter ma pitance du soir, ou bien après un match de foot avec des professeurs de théologie, ou bien encore dans un café Internet, on me demande toujours invariablement où je dors. Et comme je réponds aussi invariablement que je ne sais pas, l'on m'invite à dormir presque invariablement.
Au Hit-parade des endroits originaux, après les casernes de pompiers en France, les centres équestres et les vestiaires de foot, j'ai eu le droit à une salle de cours dans une résidence universitaire où se réunissaient les étudiants pour parler du Coran... Pas une mosquée, mais presque...
Autre exemple de la gentillesse des turcs, tous ces gens qui m'invitent INVARIABLEMENT à boire un thé et moi qui doit tout aussi INVARIABLEMENT leur expliquer que je suis désolé mais que je n'aime pas vraiment le thé et que je n'en bois pas. Tous ces gens, aussi, qui m'invitent à manger, qui refusent que je paye pour quelque chose que je viens de leur acheter, qu'il s'agisse d'un Kebab ou bien de vis pour mon vélo ou bien d'une glace (parce qu'ici le printemps c'est un peu comme l'été en France...). Je ne peux omettre de vous parler de cet artisan métallo qui m'a ressoudé mon porte-bagages avant et qui n'a invariablement pas voulu que je le rétribue avec de l'argent. Il y aussi ce camion de livraison qui m'a doublé au moins quatre fois dans la même journée, dans des côtes, et dont les livraisons dans les villages au fond du vallon prenaient plus de temps que mes innombrables pauses et remontées. Le jeune homme qui accompagnait le chauffeur me faisait signe à chaque fois avec un large sourire. A la tombée du jour, et après m'avoir doublé pour la cinquième fois, ils se sont arrêtés sur le bord de la route afin de me donner des barres chocolatées et un paquet de gâteau, sans autres raisons apparentes que la gentillesse envers un étranger à vélo.
La Turquie, c'est aussi les fraises et les cerises que des gens vendent au bord des routes et que je dévore en pédalant tranquillement le long de la côte... D'ailleurs ça me permet une transition, si vous le voulez bien, vers les paysages turcs. Pour moi, pauvre petit cyclorandonneur non entraîné, les paysages turcs ça se résume, globalement, à la côte de la Mer Noire : Karadeniz en turc (deniz voulant dire : la mer). C'est déjà pas mal. Bien sûr je ne pourrais pas vous parler des montagnes du centre du pays. En revanche, je peux vous parler des montagnes du bord du pays ! Que je m'explique. En préparant l'itinéraire, j'étais clairement convaincu que sur la côte ça ne pouvait pas monter des masses... Au pire, quelques côtes pour contourner quelques falaises, mais bon, rien de bien terrifiant... Combien naïf je fus ! C'est un peu tout le contraire ! Ça ne fait que monter et descendre depuis Eregli jusqu'à Sinop... Environ 500 bornes, à cause des courbes, lacets et autres méchancetés de la géographie et des ingénieurs des ponts et chaussées turcs. Ceci dit, même si ça rend le parcours difficile, ça augmente la satisfaction de l'avoir accompli. Pour couronner le tout, ça donne accès à des paysages magnifiques.
A ce propos, certains m'ont demandé (et là je me permets d'ouvrir une parenthèse pour vous signaler à quel point je peux dire n'importe quoi dans ces messages collectifs que je vous envoie... En effet, j'écris : « certains m'ont demandé, » mais y a personne pour savoir si c'est vrai... à moins de faire un mail-Co à tout le monde pour demander QUI a demandé ça... Mais reconnaissez que c'est du boulot... Et donc, je peux dire et écrire n'importe quoi... Par exemple, je peux même écrire que « certains ont trouvé que j'étais vraiment très beau sur les photos... ». Ce à quoi je répondrais que c'est un peu exagéré... ;-). Bref, je referme la parenthèse, comme certains me l'ont demandé...). Certains, donc, m’ont demandé de leur donner mes impressions sur le vélo. Eh ben c'est tranquille. Sur le vélo, je suis tranquille. Je roule à un rythme qui ne me fatigue pas trop, de longues journées durant. Souvent, je commence vers 10H00, 10H30, pour terminer vers les 20H... Maintenant qu'il fait beau, c'est encore plus agréable.
Les routes que j'emprunte sont très jolies et peu utilisées par les véhicules à moteur. Je croise des vaches, des moutons, des chiens, des chèvres et des gens en pagaille. Je vois beaucoup moins de crêpes que dans les autres pays. Avant, je voyais beaucoup de crêpes de chiens, de chats, de serpents, de poules, d'oiseaux, de grenouilles, de lézards etc. Ici, beaucoup moins... J'ai émis deux hypothèses. La première, c'est que les turcs conduiraient mieux et moins vite que les Roumains et autres hongrois... La deuxième, c'est que les asticots et autres animaux nettoyeurs turcs sont plus efficaces que leurs collègues slaves... Et, vraiment, je ne sais pas laquelle est la bonne... Peut-être qu'il y a un peu des deux... En tout cas, en parlant des crêpes, j'attends de voir en Inde si les éléphants font des crêpes de voitures en marchant dessus.
Pour continuer dans mes impressions sur le vélo, je peux aussi vous dire que j'ai trouvé un rythme correct de 80 Kms par jour environ... En gros, c'est le minimum que j'essaye de faire par jour roulé. Mais si une occasion se présente de faire ou voir quelque chose d'extraordinaire, alors je fais moins... Y a pas de problèmes. Par exemple, l'autre jour, en arrivant à Zonguldak, j'ai gratté un peu. Comme je faisais pas mal de thunes, je suis resté plus longtemps que prévu et n'en suis pas reparti le jour même. En effet, des étudiants m'ont invité à dormir chez eux. Je n'avais même pas 50 au compteur.
A ce propos, il faut que je vous parle du Che. Comme je porte souvent un T-shirt du Che quand je joue dans la rue, je me fais régulièrement aborder par des étudiants qui me confessent, à demi-mot, qu'ils aiment aussi le Che et qu'ils sont soit socialistes (les bougres !), soit communistes. Ils m'expliquent alors invariablement que la Turquie n'est pas une démocratie et qu'en tant que gauchistes ils sont plus ou moins persécutés et qu'ils risquent même la prison. J'avoue que tout cela est un peu confus car j'ai eu plusieurs échos... Les uns disant que le PC turc est interdit, les autres qu'il est autorisé mais que bon, c'est limite... Il faut que je me renseigne un peu plus sur la question... Quoiqu'il en soit, après avoir traversé la Roumanie où il ne faisait pas bon être opposant au régime communiste à l’époque de Ceausescu, me voilà à présent dans un pays où il ne fait pas bon être soi-même communiste... C'est assez ironique tout ça !
Puisqu'on est dans la politique, laissez moi aussi aborder le cas d'Atatürk. Le bonhomme est partout. A la base, il s'agit de Mustapha Kemal, un soldat qui a grimpé dans la hiérarchie militaire à l'entre-deux siècles, au moment où l'empire Ottoman n'était plus que l'ombre de lui-même. Les puissances alliées, vainqueurs de la première guerre mondiale (France et Angleterre surtout), se partageaient alors le gâteau. Il a su fédérer le peuple turc afin de sauver ce qu'il était encore possible de sauver. Résultat, il termina comme premier président de la Turquie qu'il essaya de moderniser en suivant la voie de l'industrialisation et de l'éducation à l'occidentale. Il dota le pays d'une constitution et d'un alphabet basé sur l'alphabet latin. En 1934, l’Assemblée Nationale lui donna le nom d'Atatürk : Le Père des Turcs... Rien que ça. Il mourut en 1938. Aujourd'hui, il est PARTOUT. Mais vraiment INVARIABLEMENT PARTOUT ! A vrai dire, le café Internet où je me trouve ne possède pas de portrait d'Atatürk accroché au mur, et c'est la première fois en 3 semaines que je vois ça ! (Je me demande si je ne vais pas les dénoncer...). C'est simple, son portrait orne l'intérieur de tous les commerces, de tous les édifices publiques (souvent aussi l'extérieur), il y a des statues de lui sur chaque place de ville ou village et, bien entendu, sa tête décore aussi les billets de banque. Ceci dit, c'est bien gentil tout ça, mais j'ai comme l'impression que l'afficher partout c'est un peu un moyen de cautionner tout et n'importe quoi. En effet, on ne peut pas dire qu’actuellement la Turquie suive la voie tracée par son père... Ce serait même plutôt le contraire. Anti-impérialiste au possible, ça le ferait sûrement chier le Papatürk[ii] d’être le témoin de la présence de bases américaines sur le territoire national. Il doit aussi se retourner dans sa tombe en voyant tout son pays pleurnicher pour rentrer dans une communauté Européenne qui n’a pas l’air décidée à l’accepter. Enfin, lui qui a instauré une république laïque, ça ne le ferait sûrement pas rire de voir l'ex-cadre d'un parti islamiste dissout devenir finalement Premier Ministre sous une autre étiquette.
Parce que la Turquie c'est aussi l'Islam. Un islam modéré certes, mais où la religion (comme pour les grecs, et certains autres pays d'Europe, je crois) est inscrite sur la carte d'identité. Et donc, où tous les jours, à 5H, 13H, 17H, 20H et 22H, un chant sort des haut-parleurs des minarets des mosquées pour l'appel à la prière. En ville, je n'ai pas vu énormément de gens arrêter leur activité du moment pour aller prier, mais à la campagne, c'est déjà plus fréquent. Un islam où la place de la femme est relativement ambiguë. Dans les villes, ça va à peu près, mais à la campagne, ça me rappelle un peu le Pérou et la Bolivie... Torcher les mômes, faire les travaux des champs et du jardin, s'occuper de maintenir la maison en ordre, servir mari et enfants, etc. Je peux le dire car j'en ai été le témoin lorsque l'on m'a hébergé. A la campagne d'ailleurs, les femmes sont totalement invisibles. Quand je m'arrête devant une de ces innombrables épiceries-troquets dont les turcs ont le secret, je suis immédiatement entouré de gens qui y boivent un coup et qui sont INVARIABLEMENT des hommes. C'est assez hallucinant.
A côté de ça, la Turquie a eu une femme pour Premier Ministre il y a quelques années de cela. Et, comme vous le savez sûrement, vu qu'avec les questions que soulèvent l'éventuelle entrée de la Turquie dans l'Europe, les médias nous l'ont bien ressassé, ce pays a donné le droit de vote aux femmes avant la France (dans les années trente je crois... Vers la fin d'Atatürk il me semble).
Un islam très tolérant pour la plupart (pas pour tous...). Souvent, on me demande ma religion en croyant deviner par avance que ma réponse va être : catholique. Et quand je dis que je n'ai pas de religion, on ne me prend jamais la tête avec des : « pourquoi ? » Et des : « comment ça se fait ? » Ou encore des : « mais de toutes façons, que tu le veuilles ou non, Dieu t'accueillera en son sein blablabla..., » ce qui est quand même assez appréciable.
Un Islam qui craint les fous du genre de Ben Laden même si certains jeunes ne cachent pas une certaine admiration pour celui qui, pour l'instant, fait toujours la nique aux Ricains... On peut dire que George Bush Junior est arrivé à ce que le chef d’Al Qaeda voulait…. En effet, lui et son entourage ont largement contribué au réveil des vieux antagonismes entre le monde islamique et le monde chrétien. La preuve, justement, ces jeunes turcs qui soutiennent Ben Laden parce qu’il est contre l’Occident et que, en raisonnant simplement, ils sont convaincus que l'Occident, à travers son chef (Dobeulyou[iii]), est contre le monde islamique : bombardements de l'Afghanistan et de l'Irak, menaces envers l'Iran et la Syrie, et enfin, soutien mordicus à Israël face aux palestiniens...
En tout cas, un Islam qui est pour beaucoup dans le sens de l'hospitalité extraordinaire dont font preuve les turcs. Moi qui suis plutôt tendance bouffeur de curés, d'imams ou de rabbins, je suis très agréablement surpris par le premier pays musulman que je traverse.
Voilà un peu pour mes premières impressions de la Turquie. Je pourrais vous en donner pas mal d'autres mais ça prendrait encore un certain temps...
En tout cas, me concernant, et pour résumer, TOUT VA INVARIABLEMENT BIEN ! Au programme : je continue, dès demain, à suivre la côte en direction de la Géorgie où je pourrais bien être d'ici une dizaine de jours. Surtout que maintenant le relief va un peu calmer sa joie... Et si le vent est de la partie, je devrais pas mal tracer. Je vais tout de même refaire un petit arrêt à Samsun pour voir si je trouve un écran digne de ce nom (je ne pouvais pas m'en empêcher...) afin de regarder Liverpool-Milan dans deux jours...
Voilà, jeunes et moins jeunes gens.
En attendant de vos nouvelles, je vous souhaite tout plein de bonnes choses.
à +
Lionel
[i] pédalesque : Adjectif qualificatif se rapportant aux pédales d’un vélo et, par extension, au vélo en tant que mode de transport.
[ii] Papatürk : Petit jeu de mot sur le nom d’Atatürk et sa signification : Père des turcs… Mais bon, comme pour le reste, vous aviez deviné.
[iii] Dobeulyou : Version phonétique du « W » prononcé en anglais.
Istamboul - Sinop : La Turquie, invariablement